Dans cet ouvrage, Thierry Jobard s'interroge sur l'illusion de l'affirmation de soi, source d'une soi-disant libération de l'« individu » à l'aune du succès du développement personnel, des évolutions du management puis de l'usage des réseaux sociaux.
Remontant au siècle des Lumières, l'auteur rappelle cette volonté d'émancipation vis-à-vis des oppressions religieuses, politiques ou culturelles. Mais ce à quoi nous assistons aujourd'hui, affirme-t-il, c'est l'aliénation de l'individu par de puissants mécanismes de contrôle !
Le développement personnel, précise l'auteur, entend aider l'individu à libérer sa vraie nature, en s'affranchissant de pensées « limitantes et incapacitantes »
Thierry Jobard nous explique que dans un monde globalisé, dérégulé, l'autonomie, le total self-control devient le maître-mot et l'individu doit faire face à une nouvelle pression inédite se devant d'« être lui-même », d'«oser » impactant par là-même sa santé mentale et engendrant dépressions, anxiété et addictions !
Thierry Jobard va plus loin encore qualifiant ceci de "vision inepte et simpliste de l'individu et de la société, toute enduite de bienveillance, recouvrant une véritable aliénation, celle de l'économie libérale, puis néolibérale.
L'auteur souligne le fait que le monde de l'entreprise a tôt fait d'intégrer les techniques et le vocabulaire du développement personnel dans ses méthodes manageuriales. On parle au boulot de transparence, d'authenticité, d'adaptabilité, de résilience, et bienveillance bien sûr, masquant la précarisation et l'insécurité, tout en incitant l'individu à puiser dans ses « ressources intérieures » pour faire face à toute situation. Son expérience ne comptera plus mais on continuera de lui faire croire de manière perverse qu'on lui laisse son autonomie dans la gestion de projets sans pour autant lui en donner les moyens ! On va l'encourager à adopter la personnalité du « winner » ! Fi des échecs... L'individu doit rebondir ! Il doit viser l'excellence ! Croire en soi dès lors devient une entreprise périlleuse !
Et comme on détricote les collectifs, poursuit-il, l'individu n'aura plus de possibilité de recours à un syndicat par exemple ! « Les solidarités face aux conflits se sont délitées pour faire place à une individualisation. le risque est devenu un jeu, une façon d'être, une mise en scène de soi : travail, sport, activités en tout genre sont autant de façons d'exprimer cet individualisme « par excès ». Immédiateté, instantanéité, urgence gouvernent ces existences dans lesquelles se défouler, s'éclater, sont des objectifs : tout est permis fors l'ennui. » Les « winners » hyperactifs, et hyperréactifs sont glorifiés !
La novlangue empruntée par le développement personnel prône le contrôle permanent, la surveillance de soi constante, afin de « libérer les énergies, les initiatives, le soi véritable », exploiter ses potentialités !
L'investissement est total ! L'individuation au travail devient un piège pour les travailleurs. Pensant qu'ils se « dépassent » pour eux-mêmes, ils participent surtout à faire progresser les profits des entreprises et des actionnaires !
Par ailleurs, explique l'auteur, selon des normes imposées par les méthodes de management néolibéral, tout est quantifié, calculé, chiffré. L'individu doit atteindre des objectifs fixés par le management. On est bien loin de l'autonomie et du bien-être ! Pourtant, le bon petit soldat néolibéral continue d'y croire et de se tuer à la tâche !
L'individu contemporain s'asservit volontairement quand le néolibéralisme parle d'épanouissement, nous dit Thierry Jobard !
L'auteur parle ensuite du remplacement du christianisme en partie par le spiritualisme New Age ! Il part du postulat qu'à partir du moment où l'Église perd de son influence, se crée un vide spirituel, ouvrant ainsi le marché des croyances, qu'il s'agisse des sagesses orientales, d'ésotérisme d'inspiration New Age ou de reviviscences d'anciennes pratiques modernisées...
Ces nouvelles croyances se sont ensuite globalisées de la même manière que l'économie et la finance et le désir de croire, lui, a été capté par le développement personnel à travers des livres, magazines, formations, séminaires et réseaux sociaux ! Nous assistons à une véritable révolution souterraine je dirais... Et nous ne faisons pas preuve de méfiance comme nous le devrions car le « positivisme » a littéralement envahi la sphère du développement personnel ! L'auteur qualifie ce phénomène de « violence positive » de la communication à travers des mots tels que « convivial, ludique, festif, immersif… ».
Thierry Jobard ayant examiné les processus à la fois psychique et collectif d'individuation, celui-ci va dans un troisième temps s'intéresser à l'évolution extrêmement rapide et délétère de la technologie numérique !
Nul ne peut ignorer aujourd'hui le fait que tout, ou à peu près, soit susceptible de passer par le numérique, la communication par exemple depuis la pandémie de COVID-19 ! Mais ce que nous ignorons, c'est que nous assistons à une entreprise délibérée de captation de notre vie intérieure par les firmes du numérique. Les GAFAM et autres apparus dans les années 1990, sont les acteurs d'une économie dérégulée et s'associent à un retrait de l'État. Les techniques de ciblage se font de plus en plus plus invasives; les algorithmes traquent jusqu'aux plus intimes de nos faits et gestes à travers l'analyse du data recueilli par les ordinateurs et tout ceci ne fait que commencer ! « Publicité, marketing, communication, surinformation, participent à la captation de notre attention à des fins commerciales mais quid des effets sur le sujet ? L'isolement intérieur de l'individu ! »
Thierry Jobard continue de questionner la CRISE DE SOI à travers notre démarche de fabrication de notre identité numérique. Les divers aspects sont minutieusement élaborés et quantifiés afin de créer son « profil » virtuel tel que l'individu souhaite se présenter de manière « authentique » et se distinguer des autres tout en mettant en avant des qualités se retrouvant chez des pairs potentiels sur les réseaux sociaux, et tentant d'obtenir la reconnaissance à l'image des stars du web !
Avec fatalisme, nous dit Thierry Jobard, les utilisateurs se sont vite adaptés à ce modèle néolibéral. Les données récoltées par les firmes du numérique sont ensuite exploitées ou revendues par les plateformes ! Et comme nous ne comprenons pas réellement le fonctionnement des ordinateurs et des algorithmes, nous sommes extrêmement vulnérables ! Les GAFAM, précise l'auteur, font « appel à des ingénieurs, psychologues, neuroscientifiques par centaines afin d'étudier et d'exploiter les circuits de récompense.» Notre narcissisme demande et redemande des "likes" sous nos publications ! Croyant gagner du temps, nous voilà à en perdre ! Thierry Jobard va jusqu'à parler d'« usure accélérée des corps et des âmes » !
Notre rapport aux systèmes d'exploitation des données est ambigu, les contradictions multiples : contradiction entre une autonomie désirée et des contraintes objectives et subjectives ; contradiction entre l'authenticité et l'autocontrôle ; contradiction entre le don de soi et l'exploitation ; bref contradiction entre liberté et domination.
Les travailleurs du numérique, eux, sont soumis à la « positivité » ! Chez Amazon, Facebook ou Microsoft, on se doit de travailler dur, tout en s'amusant. Thierry Jobard pointe du doigt « Tout l'esprit de la Silicon Valley, cette mentalité d'entrepreneurs géniaux et créatifs tout en restant cools, cette idée de potentiel que chacun peut réaliser pour peu qu'il se donne à fond, le tout enveloppé de spiritualité New Age et de pensée positive. ».
Et puis évidemment, le New Age s'est servi de l'image des cerveaux connectés, par le World Wide Web, abrégé en WWW pour illustrer la prise de conscience planétaire et l'illusion d'être tous connectés malgré notre isolement ! le numérique, nous dit Thierry Jobard, est un nouveau type de rapport au monde et à soi-même.
Thierry Jobard conclut ainsi son essai « Notre imaginaire a besoin d'être ensemencé à nouveau. Il ne peut l'être que par regroupement et solidarité ».
La crise de soi ne pourra donc être enrayée que par les solidarités et cela représente un vrai défi !
Ce livre à la portée de tous trouvera sa place au pied du sapin de Noël ! 😉
Critique de Bipolaire On Air
Profil Babelio : Humanity
https://www.babelio.com/livres/Jobard-Crise-de-soi/1665854/critiques/4252244
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« Crise de soi — Construire son identité à l'ère des réseaux sociaux et du développement personnel », Thierry Jobard, paru le 5 septembre 2024 aux Éditions 10/18 collection « Amorce »
Résumé
Comment construire son identité à l'ère des réseaux sociaux et du développement personnel?
Devenir " soi " n'a jamais semblé aussi impérieux et périlleux en même temps. Dans une société où les institutions comme la famille, l'école et l'Etat ne nous fournissent plus le cadre de références traditionnel, où la concurrence généralisée oblige à se distinguer, et où tout devient marchandise, c'est notre capacité à devenir nous-mêmes qui est entravée.
Les injonctions à être " autonome " ou " authentique " – combinaison néolibérale alimentée par les techniques de management et les diktats du développement personnel – ne servent qu'à masquer de nouvelles formes de dépendance et d'aveuglement. On croit se forger une identité originale, alors qu'on ne fait qu'incorporer de nouvelles normes.
Avec l'installation du virtuel naît également un nouveau rapport à soi. Ce sont nos replis les plus intimes qui sont désormais scrutés et exploités, et cela avec notre assentiment enthousiaste. Au risque d'une nouvelle forme de domination qui clôture le possible et l'imaginaire.
Auteur :
Né en 1973, Thierry Jobard est l'auteur de deux essais, Contre le développement personnel et Je crois donc je suis, publiés aux éditions Rue de l'échiquier.
Essayiste - Philosophie, histoire, stratégie, sociologie: passionné par ces domaines et à l'affût des nouveaux outils pour comprendre le monde qui vient. Diplômé en philosophie et libraire à Strasbourg, par sa profession, Thierry Jobard a pu observer certains bouleversements et tendances.
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