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đŸ˜¶Ă€ la folie de Joy Sorman | Critique

Ce livre est issu de journées passées dans deux unités psychiatriques quelque part en France ; tous les noms des patients comme des soignants ont été modifiés.

Ce livre de Joy Sorman m'a surpris par sa bienveillance Ă  l'Ă©gard des fous comme elle les appelle mais aussi Ă  l'Ă©gard de tout le personnel de l'hĂŽpital psychiatrique qui se sont confiĂ©s Ă  elle. Ce livre prend la forme d'un reportage en immersion dans lequel l'auteur essaie de garder ses distances avec pudeur mĂȘme si l'on ressent son attachement Ă  tous les rĂ©sidents, aux soignants et Ă  tous ceux qui travaillent au Pavillon 4B.

On croise Franck le Loup-Garou, Maria l'Ensorcelleuse, Youcef le MĂ©lancolique, Julia la PersĂ©cutĂ©e, Bilal en SPT, Robert le Doyen, 35 ans de maison, une personne adhĂ©sive, dĂ©bordĂ© par la colĂšre, Esther la RescapĂ©e d'une secte, Arthur le DĂ©pressif profond, Lucette en burn-out, AdĂšle en proie Ă  ses dĂ©lires de persĂ©cution, Jessica la Star du 4B, connue pour ses frasques tant Ă  l'intĂ©rieur qu'Ă  l'extĂ©rieur, qui rentre et sort sans cesse confrontĂ©e Ă  la violence du dehors mais dĂ©chaĂźnĂ©e elle-mĂȘme; Jessica qui prĂ©fĂšre tout de mĂȘme l'hĂŽpital, StĂ©phanie Bipolaire qui trouve difficile d'assumer son rĂŽle de mĂšre et son travail, ThĂ©rĂšse, 82 ans perdue aprĂšs la mort de son compagnon, mais qui n'entend pas mourir, JosĂ© retrouvĂ© perdu et dĂ©lirant, Fatima la DĂ©pressive qui aime la lenteur, Viviane l'ExaltĂ©e en proie Ă  des dĂ©lires mystiques, Igor l'Ukrainien qui a fait des TS Ă  rĂ©pĂ©tition, Pauline et Megan, elles aussi jeunes suicidaires, Jacques le SDRE, l'enragĂ©, internĂ© d'office par l'État pour dĂ©lits sexuels, furieux d'ĂȘtre psychiatrisĂ©. Le personnel se demande si un internement en prison qu'il rĂ©clame, serait peut-ĂȘtre finalement mieux pour Ă©teindre sa rage...

Tous des fracassés de la vie, des naufragés, chacun avec une histoire de vie lourde de douleur que Joy Sorman cÎtoie, écoute, observe, avec lesquels elle échange quelques bribes de phrases. Tous s'accrochent à la vie malgré les traitements puissants qui cassent, la chambre d'isolement qui rend fou, les mornes journées d'enfermement sans fin, la solitude car la famille les a abandonnés.

Et puis, et c'est là que ce livre m'a étonné, on croise aussi tous les autres qui sont là pour soigner, parer aux crises, assurer le bon ordre, essayer de soulager la souffrance, pris entre désir de bien faire et les injonctions des gestionnaires de faire des économies et du rendement.

Miguel, le cadre de santé, qui se désole du retour massif de la médicalisation et de l'obsession de réduction des coûts et des effectifs...

On fait la connaissance de Barnabé, chaleureux infirmier qui désamorce les crises avec beaucoup d'empathie et de douceur alors que d'autres, envahis par la peur, choisiront l'injection ou l'isolement.

Adrienne, l'ASH, qui, elle aussi, se sent proche de "ses" patients, et se glisse volontiers dans un rĂŽle d'aide-soignante, malgrĂ© l'interdiction. Elle devient la confidente de ces ĂȘtres perdus en mal d'amour. Adrienne se sent solidaire car elle vient du mĂȘme monde, celui des prolĂ©taires car Ă  l'hĂŽpital psychiatrique, ce sont surtout les pauvres qui se retrouvent lĂ .

Léa, la jeune interne, qui elle, s'applique scrupuleusement à utiliser le jargon médical dans ses rapports d'entretien.

Fabrice, fils et petit-fils d'infirmiers, 40 ans de métier, voué corps et ùme, aux jeunes schizophrÚnes désabusés et suicidaires.

Claudine et Anita, vacataires, 40 annĂ©es de pratique, payĂ©es 12 € de l'heure, mais qui conservent malgrĂ© tout une certaine gaietĂ© et une Ă©coute sincĂšre.

Catherine qui regrette le temps des sorties en forĂȘt et au cinĂ©ma et qui a assistĂ© Ă  la rĂ©introduction des fous dans la ville, l'ambulatoire qui, selon elle, ne marche pas, par manque d'investissement et de personnel, CMP et travailleurs sociaux dĂ©bordĂ©s. Et puis, comme dit, ĂȘtre relĂąchĂ© sans travail, sans famille ni amis aprĂšs des annĂ©es d'enfermement, ça peut susciter la terreur et un sentiment d'abandon. L'hĂŽpital, c'est un peu la famille !

Colette, l'ergothĂ©rapeute, qui en a vu des Ɠuvres effrayantes depuis le temps oĂč elle travaillait Ă  la Prison de la SantĂ©. Mais Colette continue de faire de la pĂąte Ă  modeler avec Robert, du tricot avec Maria, du dessin avec Franck.

Selon Joy Sorman, Eva est la plus désabusée des médecins du service et aussi la plus empathique... Elle est découragée de devoir prendre en charge ceux que la société, selon elle, a rendu malades. Agacée de devoir croiser ses fichiers avec la Justice. Pour Eva, la parole a perdu la bataille au profit de la psychopharma et des neurosciences. Le DSM recensait 60 pathologies dans les années 50 et en décompte aujourd'hui 450 ! Pour elle ce délire classificatoire engendre une surmédicalisation.

DaniÚle, la psychologue, clinicienne de la parole, qui défend plutÎt les vertus du silence, car les grands psychotiques préfÚrent qu'on leur foute la paix.

Joy Sorman nous décrit aussi la mélancolie du médecin-chef, lui aussi découragé. Il n'en veut plus de ce pouvoir de mater la folie, de cette délégation des juges et de la société de la préserver de ses agitateurs tout en exigeant qu'ils ne menace pas les libertés individuelles, pris en étau entre liberté et sécurité...

Joy Sorman entend que l'HÎpital va mal, que la société se débarrasse de ses fous et que les neuroleptiques ont certes remplacé la lobotomie mais en ont fait des zombies. SDRE et HDT entraßnent des placements d'office aussi efficaces qu'un enfermement pénal.

Joy Sorman nous parle de Pinel qui libĂ©ra les fous Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle par le travail, l'ordre, l'obĂ©issance et l'autoritĂ©, d'Esquirol qui croyait en la froideur du mĂ©decin face Ă  la volontĂ© dĂ©chaĂźnĂ©e de l'insensĂ©. Mais l'auteur aborde des sujets contemporains et dans l'air du temps, l'AI en psychiatrie ! Les applications sur un simple tĂ©lĂ©phone portable qui rĂ©cupĂšrent et traitent tout un tas de donnĂ©es sur nos comportements, nos Ă©motions pour les convertir en algorithmes, les transformer en marqueurs psychiques, dĂ©busquer les fragilitĂ©s et coder en permanence. 

Elle termine son analyse sociologique par les "communautés de fous" sur les réseaux sociaux qui s'organisent collectivement hors de l'HÎpital pour vivre ensemble la souffrance, faire bloc, s'entraider, se défendre, et d'en concevoir une certaine fierté, de revendiquer son statut de "fou" ! Et là, je pense bien sûr, à ma propre Page Facebook Bipolaire On Air !

Un livre profondément humain, un éclairage définitivement original, qui plongera le lecteur dans un monde qui lui est étranger, invitant à la compassion. Tous ceux qui comme moi ont connu de nombreuses hospitalisations et qui seront surpris non pas tant par les délires des uns et des autres mais par la profonde mélancolie des soignants et probablement rassurés par le dévouement de certains...

Auteur de la critique : Bipolaire On Air

#psychiatrie #joysorman


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Citation

 Â« Est-ce que Franck est guĂ©ri, mĂȘme provisoirement ? Je pose la question et le mĂ©decin-chef rĂ©pond qu’on ne soigne pas la folie, Ă  la rigueur la souffrance, qu’on en calme les manifestations, qu’on maĂźtrise les hallucinations et les troubles du comportement avec quelques molĂ©cules, qu’on ne guĂ©rit jamais les fous trĂšs fous mais qu’on peut toujours rester dans les parages – le choix de l’outil thĂ©rapeutique Ă©tant toujours bien moins important que la personne du thĂ©rapeute –, que la psychiatrie n’est pas une science, plutĂŽt du bricolage, et qu’on se contente d’interprĂ©ter des signes – on Ă©value le patient, on Ă©tablit un lien, on le recadre s’il dĂ©borde, on le stabilise. Depuis qu’on a dĂ©couvert les neuroleptiques dans les annĂ©es cinquante il n’y a plus eu de grandes dĂ©couvertes en psychiatrie, on est toujours avec nos cachets, du temps et de la parole – il ne prĂ©cise pas que de moins en moins de temps et de plus en plus de chimie. »

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Joy Sorman

À la folie

« Ce jour-lĂ  j’ai compris ce qui me troublait. Peut-ĂȘtre moins le spectacle de la douleur, de la dĂ©raison, du dĂ©nuement, que cette lutte qui ne s’éteint jamais, au bout d’un an comme de vingt, en dĂ©pit des traitements qui Ă©rodent la volontĂ© et du sens de la dĂ©faite, ça ne meurt jamais, c’est la vie qui insiste, dont on ne vient jamais Ă  bout malgrĂ© la chambre d’isolement et les injections Ă  haute dose. Tous refusent, contestent, rĂ©cusent, aucune folie ne les Ă©loigne dĂ©finitivement de cet Ă©lan-lĂ . »

Durant toute une annĂ©e, Joy Sorman s’est rendue au pavillon 4B d’un hĂŽpital psychiatrique et y a recueilli les paroles de ceux que l’on dit fous et de leurs soignants. De ces hommes et de ces femmes aux existences abĂźmĂ©es, l’auteure a fait un livre dont Franck, Maria, Catherine, Youcef, BarnabĂ© et Robert sont les inoubliables personnages. À la folie est le roman de leur vie enfermĂ©e.


Hors collection - Littérature française

Paru le 03/02/2021

Genre : Littérature française

288 pages - 138 x 210 mm BrochĂ© 

EAN : 9782080235336 

ISBN : 9782080235336


https://editions.flammarion.com/a-la-folie/9782080235336



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